Langage et pensée formelle : des réseaux neuronaux dissociables
- Posted by LivingObjects
Langage et pensée formelle : des réseaux neuronaux dissociables
Albert Einstein écrit à un de ses amis « les mots et le langage ne jouent absolument aucun rôle dans le mode de pensée que j’utilise pour faire de la physique ou des mathématiques ».
Les progrès immenses réalisés depuis 20 ans dans l’imagerie médicale (IRM) ont permis de mieux comprendre le fonctionnement du cerveau et lui ont donné raison.
Les partitions du cerveau
Comment apprend-on ? C’est la question débattue dans tous les cafés philo du 18ième siècle. Certains disaient qu’on apprend en faisant. Les autres répondaient que l’expérience ne fait que découvrir un potentiel déjà en nous. Kant met tout le monde d’accord en disant que le cerveau a des structures préexistantes à l’expérience, qui agissent comme des portes d’entrées dans le monde. Elles permettent de transformer un amas incompréhensible d’informations, en données assimilables pour notre cerveau. L’expérience fait le reste.
Mais tout ça n’est qu’hypothèses.
La science a donné raison à Kant : les études faites auprès de nouveau-nés de quelques heures ont montré que ces structures existaient. Le cerveau est partitionné en fonctions qui communiquent plus ou moins les unes avec les autres.
Il existe une zone du cerveau spécialisée dans la reconnaissance des visages (un visage = un ovale avec deux points), des zones pour la vision, la connaissance de son corps (où est ma main gauche ?), le langage, la morale (je me sens pas bien quand je fais quelque chose de mal)…. On a même trouvé une zone du cerveau qui « s’allumait » lorsqu’on réalisait une action motivante !
Les langages du cerveau
Récemment Stanislas Dehaene, titulaire de la chaire de psychologie cognitive au Collège de France, et son équipe se sont intéressés aux zones du cerveau sollicitées pour la pensée mathématique.
On ne surprendrait probablement pas les développeurs en écrivant que produire du beau code n’est pas écrire une belle dissertation. Les langages informatiques et la langue naturelle sont différents par nature.
Le langage informatique est une notation conventionnelle pour décrire les structures des données puis formuler les algorithmes qui permettront de les manipuler. Il est proche de l’algèbre, qui permet de concevoir des propriétés d’opérations et de manipuler des équations. Le langage informatique exprime une suite formelle de procédés et conditions qui n’ont pas de portée au-delà d’eux-mêmes. Il s’interprète en tant que ce qu’il est et rien de plus.
Le langage naturelle, parlé par les hommes, est évolutif et fonctionne par inférence, « opération par laquelle on admet une proposition en vertu de sa liaison avec d’autres propositions déjà «tenue pour vraies» (Le Petit Robert). Il fonctionne par associations implicites, allusions, portées par une expérience partagée. L’auditeur cherche avant tout la cohérence d’un discours avant d’en peser la véracité. La polysémie est inévitable parce qu’il n’existe pas de classification universelle permettant de découper la réalité en mots répondant à tous les besoins : plus on réduit l’ambiguïté, comme cherche à le faire le vocabulaire technique, plus le champ sémantique est étroit.
En 1960, le linguiste Chomsky pose l’hypothèse d’une structure présente à la naissance en chacun de nous, qui permet à l’enfant d’apprendre une langue. Les travaux récents réalisés sur la base d’IRM montrent que cette aire neuronale existe et qu’elle est « activée » uniquement lorsque nous utilisons le langage comme moyen d’expression vis-à-vis de l’autre mais également vis-à-vis de nous-même.
La suite logique serait de dire que les zones du cerveau réservées au langage et à la pensée sont conjointes. « C’est dans les mots que nous pensons. Nous n’avons conscience de nos pensées déterminées et réelles que lorsque nous leur donnons la forme objective… vouloir penser sans les mots c’est une tentative insensée. » (Hegel)
Et pourtant, l’intuition d’Einstein est bonne. Les équipes de Stanislas Dehaene ont mis en évidence cette différence de nature, dans les partitions du cerveau.
Ces travaux montrent que le zones de pensées sollicitées pour les mathématiques sont disjointes des zones de pensée sollicitées pour la langage ou la lecture.
Les conditions de l’expérience
Une succession de propositions sont présentées à des mathématiciens professionnels et des personnes qui n’ont pas compétence particulière dans ce domaine. Les questions posées sont alternativement d’ordre mathématique et de culture générale. Les propositions ont des niveaux de difficulté et de syntaxe différents. Le cobaye doit dire si la proposition est vraie, fausse ou n’a pas de sens.
La qualité de la réponse n’est pas un critère important du test. C’est plutôt la zone activée du cerveau qui est analysée. Voici quelques exemples de phrase :
- « Une matrice carrée sur un corps équivalent à une matrice nilpotente est une matrice non inversible »
- « En Grèce antique, un citoyen incapable de payer ses dettes devenaient esclave »
- “Sin (x-pi/2) = cos (x)”
- « Certains nénuphars ne sont pas des plantes aquatiques »
Lorsque l’énoncé contient une problématique d’ordre mathématique, le phénomène suivant est observé : pendant quelques secondes la zone connue pour être celle du langage s’active, puis se désactive au profit d’une autre zone, disjointe. Lorsque cette dernière s’éteint à son tour, la zone du langage est de nouveau sollicitée et la réponse est donnée. À l’inverse, lorsqu’on demande aux sujets de réfléchir à un problème d’histoire, l’opération implique uniquement certaines aires du langage.
Les aires du langage sont sollicitées pour interpréter l’énoncé et formuler une réponse. Mais il existe une aire du cerveau, disjointe de celle du langage, qui s’active pour résoudre le problème mathématique.
D’autres études confirment ces observations : lorsqu’une personne raconte une histoire, ces même zones s’activent lorsqu’elle évoque des nombres, des quantités ou des mesures. Elles restent inactives le reste du temps. On a également remarqué que certains patients ayant perdu l’usage de la parole, conservent néanmoins leurs compétences en calcul et même en algèbre.
Faire du neuf avec du (très, très) vieux
Les aires observées dans cette expérience sont plus généralement associées à la manipulation de nombres, de temps et d’espace. Elles sont le siège de notions intuitives présentes chez les jeunes enfants qui leur permet par exemple de reconnaître et manipuler des formes comme le carré et le triangle alors qu’ils n’ont pas encore été scolarisés.
Des études auprès d’indiens adultes d’Amazonie ont également montré que le cerveau humain parvient à manipuler des concepts mathématiques comme les angles, le parallélisme, la courbure, etc, même lorsqu’il ne possède pas de mots pour les exprimer.
Si on considère les objets et les outils datés d’environ deux millions d’années et dotés de symétries complexes (pointe biface au double plan de symétrie ; sphéroïdes), il est probable que ces zones soient un héritage de notre évolution cérébrale. Les mathématiques ont recyclé des fondations très anciennes, pour construire un langage formel, manipuler des objets idéalisés, produire une précision dans la démonstration et, à partir de là, développer des nouveaux concepts.
Quand la pensée devient action
Le langage n’est donc pas une condition à la formation de la pensée. Il est une mise en forme d’une pensée déjà apparue à la conscience pour pouvoir être communiqué. Le langage est la formalisation d’une intuition vis à vis de soi-même et vis-à-vis de l’autre.
Par le langage intérieur ou extérieur, la pensée devient action.
Le langage informatique est une des expressions de la pensée mathématique. Il n’a pas le pouvoir évocateur des contes et mythes de notre enfance. Mais il a par nature une grande efficacité opérationnelle.
Il donne aux développeurs le pouvoir de changer le monde.
Références :
Stanislas dehaene, https://www.college-de-france.fr/site/stanislas-dehaene/course-2017-03-20-09h30.htm
0 comments on Langage et pensée formelle : des réseaux neuronaux dissociables